Appréciation juridique du processus d’amendement engagé par l’Éxécutif actuel

Je tiens tout d’abord à remercier le barreau, plus précisément, Me Suzie Legros, la Bâtonnière, et notamment le Comité scientifique, de notre prestigieuse corporation de m’avoir invité pour donner mon avis sur le processus juridique d’amendement de la constitution initié par le régime actuel. Je suis heureux de revoir Me Léon Saint-Louis, Me Patrick Pierre qui furent respectivement mon professeur de droit des affaires à la faculté de droit et de philosophie à l’École normale supérieure. Ce sont deux grands professeurs pour qui je cultive le plus profond respect. J’ai eu la chance de profiter de leurs enseignements et expertise. Qu’ils soient publiquement remerciés !

Je suis content de partager ce panel avec mon camarade de promotion, Dr Chéry Blair, une étoile montante qui est à la phase de la maturité en route vers la perfection, et également avec l’éminent juriste Docteur Bernard Gousse qui est un modèle d’excellence et de fierté pour la communauté juridique nationale. Enfin, c’est un honneur pour moi de me joindre à ce panel d’experts en droit constitutionnel dans lequel je retrouve Madame Mirlande Manigat qui est à la fois une beauté de l’esprit et naturelle. Qu’elle soit publiquement remerciée pour ses contributions à l’étude du droit constitutionnel haïtien. C’est avec raison qu’on l’a surnommée Madame droit constitutionnel. C’est un honneur pour moi d’être parmi les messieurs et dames de droit constitutionnel.

À chaque législature, sous chaque gouvernement, le débat constitutionnel se rapportant à la loi fondamentale du pays revient dans l’actualité. Sur quoi finalement se portent les questions en débat ?

La première question que tout intellectuel pragmatique devrait se poser : est-ce que le référendum constitutionnel envisagé par l’Exécutif actuel figure-t-il sur la liste des priorités des Haïtiens et Haïtiennes aujourd’hui ?

À cette question, posons-nous une deuxième à savoir : devrions-nous nous laisser distraire par la mise en place d’un Comité consultatif établi de manière illégale pour échapper aux vraies priorités nationales et au vrai débat actuel qui est celui de la fin du mandat présidentiel de Jovenel Moïse depuis le 7 février 2021 ?

Bien que cette question de référendum ne soit pas une priorité nationale, nous ne nions pas l’intérêt de ce débat fondamental, ni son importance politique, de même que le droit de tout citoyen d’y prendre part.

En 2006, le Président René Préval, Chef d’État d’alors, avait argumenté avec force que la Constitution de 1987 était une source d’instabilité politique. Selon lui, elle empêcherait l’État de fonctionner, notamment le détenteur du pouvoir exécutif, le président de la République élu au suffrage universel direct, en vertu des engagements qu’il avait pris devant les citoyens. Pour M. Préval et pour d’autres présidents qui l’ont succédé, le pouvoir est détenu par un Premier ministre qui ne doit son autorité qu’au président qui l’a nommé mais qui est incapable de le révoquer.

Mais cette attribution est plutôt dévolue aux assemblées parlementaires avec lesquelles le gouvernement définit une collaboration fonctionnelle et sanctionnée. Delà naît toute l’angoisse présidentielle. Alors devrions-nous constitutionnaliser les inquiétudes de nos chefs d’État ou au contraire nous soumettre aux exigences de l’État de droit, ce principe qui exige que les gouvernants soient soumis à la loi au même titre que le citoyen.

Cette rhétorique a été reprise par le régime actuel. Mais le Président  de facto Jovenel Moïse va plus loin que René Préval dans ses manœuvres pour imposer un non État totalitaire. Il a institué un Comité consultatif pour préparer une nouvelle Constitution, laquelle devrait être adoptée par voie référendaire. Au-delà du contenu de ce texte que j’estime être bon pour la poubelle « parce qu’il manque de génie et d’intelligence » pour répéter Dr. Josué Pierre-Louis, je me pose la question à savoir d’où le président Jovenel Moïse a-t-il tiré son autorité pour changer la Constitution du pays ? A-t-il la légitimité et le crédit moral pour piloter ce changement ?

Une revue de la littérature sur ce sujet me permet de structurer mon texte de manière à répondre juridiquement aux trois grandes critiques portées contre le texte de 1987, lesquelles sont évoquées pour justifier la démarche en cours pour un changement de régime politique en Haïti:

a) le dilemme constitutionnel évoqué par le professeur Claude Moïse (la dyarchie installée au sein de l’exécutif)

b) l’inadaptation de la Constitution à nos mentalités.

c) l’irrationalité du régime politique haïtien.

Nous devons souligner que les critiques d’une part et les accusations d’autre part contre la Constitution de 1987 ne datent pas d’aujourd’hui. En 1995, la professeure de droit constitutionnel, madame Mirlande Manigat, a écrit un ouvrage phare dans lequel elle a fait un plaidoyer pour une nouvelle constitution. Quelques années plus tard, l’historien Claude Moïse, de même que le professeur Monferrier Dorval, dans leur examen sur la Constitution défendaient la thèse du “dilemme constitutionnel” pour caractériser les rapports agités et conflictuels entre le Président de la République et le Premier ministre, les deux personnages partageant le pouvoir exécutif, et le Parlement. Pour ces spécialistes en droit, cette situation résultant du déséquilibre entre les pouvoirs, ordonne d’agir dans le sens de la stabilité politique.

Dans ce débat, où l’on retrouve deux grandes tendances : les pour et les contre la Constitution. Au-delà des positions, il y a des études et des consultations qui ont été faites et des demandes, formulées par les citoyens. Les unes allant dans le sens d’un changement de Constitution, d’autres optant pour des amendements.

Je crois que le moment est venu d’aborder et d’analyser de manière froide ces propositions pour voir leur bien-fondé et décider ou non si ces dernières peuvent être prises en compte dans le cadre d’un amendement constitutionnel ou d’une nouvelle Constitution, ou encore les rejeter tout bonnement.

La Constitution de 1987 indique la voie à suivre si on souhaite la modifier. Alors devrait-on amender la Constitution en respectant la procédure indiquée par celle-ci ou au contraire, envisager la création d’un nouveau chantier constitutionnel, avec la mise en place d’une nouvelle assemblée constituante lorsque le moment l’exigera ?

Précisons tout d’abord que l’initiative du gouvernement ne se situe dans le cadre d’un l’amendement tel que prescrit par la Constitution en vigueur. L’Exécutif haïtien souhaite plutôt offrir un nouveau texte constitutionnel, lequel mettra en place un nouveau régime politique de type présidentiel. C’est un changement majeur. Si on veut changer la Loi fondamentale, on doit savoir pourquoi on veut le faire car on ne peut pas apporter des modifications sans raison?

D’une manière générale, le changement fait partie de la dynamique des sociétés. Si on veut changer l’existant, il faut apporter les preuves qu’il mérite d’être changé. De plus, le changement doit apporter du nouveau. Le nouveau ne doit être le camouflage de l’ancien. La justification du nouveau au moyen des pratiques et habitudes anciennes ne peut que s’imposer par la violence et la ruse, non par la raison qui détermine la logique humaine. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui : cette initiative présidentielle en cours est assimilable à un coup de force contre l’État et la société. Il y a manifestement là une action de l’exécutif de confisquer la souveraineté nationale.

Il en résulte que le nouveau et l’ancien n’ont pas à être traités de la même façon, et à être écartés dans le cas contraire.

Nous ne sommes pas contre le nouveau, ni contre le changement qui doit apporter du nouveau. Le droit nous enseigne, au contraire d’abandonner des règles si de meilleures justifient leur remplacement. Dans ce cas, le changement nécessite une justification. Comme je suis pour la stabilité, personne ne prendra le risque de me demander pourquoi je souhaite le maintien de la constitution de 1987. La présomption joue en faveur de ce qui existe, tout comme la preuve incombe à celui qui souhaite changer un état des choses.

Certains professeurs de droit, notamment feu Monferrier Dorval ou Mirlande Manigat, pensent que pour résoudre le problème d’application posé par la Constitution de 1987, il nous faut passer par un changement de régime. Pour Me Dorval, c’est la nature du régime politique haïtien qui engendre les raisons de sa propre destruction. Mais sur quoi repose une telle certitude ?

Selon le positiviste Auguste Comte, la science a pour activité d’énoncer des lois et de les soumettre à des vérifications. Une théorie, disait Mc Donald, n’est ni vraie, ni fausse : elle permet seulement de comprendre ou d’expliquer une réalité. Une réalité qui peut être multiple. C’est pourquoi, le débat constitutionnel reste une question ouverte et d’actualité.

Ma démarche présentée ici sera une contre-démarche, même si je constate qu’il des idées qui ont tendance à s’imposer dans notre milieu comme un “dogme constitutionnel” parce que toute la République en parle et on en fait foi. Mais y a t-il un moyen juridique pour changer cette réalité dogmatique afin permettre à d’autres vérités acceptables ou d’autres points de s’exprimer. Exprimer une parole nouvelle, apporter une contribution, c’est cela mon but.

Toutefois, je veux faire surtout remarquer ceci : quand il s’agit de questions constitutionnelles, toutes les thèses sont légitimes et défendables. Aucune n’a la primauté. Dans ce contexte, je crois qu’il y a encore de la place dans ce débat constitutionnel pour d’autres analyses indépendantes, objectives, scientifiquement correctes, c’est-à-dire, celles qui peuvent résister à l’épreuve du temps ou garantissent un niveau de crédit supérieur.

Comment comprendre le dilemme constitutionnel dont fait état Claude Moise dans ses écrits pour caractériser les rapports difficiles entre le Président de la république et son Premier ministre? Le remplacement du premier ministre par le poste de vice-président dans le projet de Jovenel  Moïse, est- ce une façon de résoudre ce dilemme ?

Y a-t-il vraiment un dilemme constitutionnel dans la manière dont la Constitution de 1987 aménage les pouvoirs et partage les responsabilités entre le Président de la République et le Premier ministre au sein de l’exécutif bicéphale ?

La modération des pouvoirs et l’existence de contre-pouvoirs constituent-elles un dilemme constitutionnel ? Peut-on on parler d’une inflation des contre-pouvoirs dans le cadre de l’aménagement des pouvoirs organisé par la Constitution de 1987?

À mon sens, il n’y a pas de dilemme constitutionnel dans l’aménagement des pouvoirs institué par la Constitution de 1987.

Le dilemme évoqué par Claude Moïse traduit plutôt une certaine nostalgie de nos chefs d’État pour le pouvoir absolu. Le texte en circulation justifie cette approche. Cette nostalgie se traduit elle-même par une angoisse du juridique et la peur d’une société haïtienne dominée par les règles de droit et du nouveau modernisateur. En réalité, le dilemme dont parle le professeur Claude Moïse reflète le fatal et absurde refus d’obéissance à la loi de nos politiciens haïtiens trop habitués à l’arbitraire du pouvoir politique. Or, la mission fondamentale de la Constitution de 1987 était justement de réduire l’arbitraire du détenteur exécutif par la force de l’État de droit.

Le concept de dilemme constitutionnel est un concept de “non droit” qui ne se situe que  dans une logique de la théorie du langage. Le choix de ce concept n’est pas du hasard. Le professeur Claude Moïse a une très grande expérience du pouvoir politique en Haïti. Le dilemme, c’est le passage de la société traditionnelle basée sur la violence à une société moderne dominée par les droits. Notre époque est celle de l’État de droit. Comment, à notre époque moderne, peut-on concevoir un pouvoir sans contre-pouvoir, sans contre-poids, sans garde-fous ? Un pouvoir qui n’a pas de compte à rendre et n’est responsable que devant lui-même.

Inscrivant ma démarche dans une épistémologie de nature positiviste, mon hypothèse est la suivante: ce n’est pas la Constitution de 1987 qui, au bout du compte, s’est révélée un petit monstre pour ses problèmes d’application, mais ce sont les petits montres au pouvoir qui ressentent une anxiété politique pour évoluer dans une société haïtienne où dominent les principes de l’État de droit, de la bonne gouvernance, de la démocratie, c’est-à-dire une société où les droits fondamentaux de la personne humaine sont garantis.

Plus que tout autre, d’une manière générale, c’est la question de l’État de droit qui est posée. Jacques Yvan Morin, mon ancien professeur de droit Constitutionnel à l’Université de Montréal, en soulignant le caractère nécessairement “polyarchique” de ce qu’il appelle « le mécanisme de garantie de l’État de droit et des libertés fondamentales », repose en dernière analyse sur un régime de gouvernement dans lequel tous les pouvoirs font preuve de modération et acceptent l’existence de contre-pouvoirs.

Un Parlement avec des pouvoirs réels et un pouvoir judiciaire fort et indépendant sont les garanties de l’État de droit. En effet, l’histoire des expériences politiques a bien montré que la dictature ne peut venir que de l’exécutif. C’est pourquoi, à travers le monde, les peuples ont mis plusieurs siècles à réduire l’arbitraire du détenteur de ce pouvoir par la construction de l’État de droit (Lire François Crépeau, intégration régionale et politique migratoire, Université du Québec à Montréal).

Il me semble qu’il est juridiquement incorrect de penser à réduire l’ordre juridique national, pour l’adapter à la volonté des chefs d’État se révélant incapables de fonctionner dans une société haïtienne dominée par les règles de droit. Faut-il souligner que c’est une fausse manœuvre et même une absence de culture juridique d’affirmer que le président élu sous l’égide de la Constitution de 1987 n’a pas de pouvoirs. Au contraire, j’estime pour ma part que le président a trop de pouvoirs. En effet, s’il y a un homme dans le système politique haïtien qui est mieux placé pour influencer l’État et la société dans sa globalité, c’est bien le Président de la République. Le président élu sous l’égide de la Constitution de 1987, disait le professeur Manigat, a de réels pouvoirs. Mais ce qui est important c’est de savoir comment les exercer.

Comment peut-on changer une réalité qu’on ne comprend pas, disait Spinoza.

Dès lors, comment on doit s’y prendre pour résoudre le problème de gouvernance actuelle ? Faut-il dans le cadre d’une réforme constitutionnelle, constitutionnaliser et judiciariser les comportements de non droit de nos dirigeants, ou bien faut-il plutôt rééduquer nos élites dominantes afin qu’elles puissent définir de nouveaux rapports au droit et à la loi?

Tenant compte de nos rapports difficiles à la loi, la Constitution la mieux élaborée ne sera jamais respectée en Haïti à cause de nos rapports difficiles à la loi. Au-delà de la loi, il se pose un problème global qui est celui de l’éducation. Leslie Manigat avait souligné avec raison qu’il nous faut éduquer les élites haïtiennes sur la base du civisme, du patriotisme et la solidarité. Pour réussir avec ce pays, ajoutait-il, c’est tout le pays qu’il faut mettre à l’école de la démocratie, et surtout le comportement de nos responsables de l’État doit refléter les principes de l’État de droit. Dans le système de gouvernance moderne, l’État de droit est le principe par lequel le gouvernement est lié, y compris la société. Dans un système démocratique, c’est par la loi qu’ on résout les problèmes de la société et non par le dialogue ou à travers une conférence nationale. Ce n’est par manque de consensus que le projet de référendum de Jovenel Moïse se révèle impossible, c’est parce que la Constitution ne confère pas cette autorité au président. Les pouvoirs du président sont limités (art 150). Son rôle est de faire exécuter fidèlement la Constitution.

Dans ce contexte, quelle Constitution juridiquement bien rédigée et politiquement applicable viendra réguler l’arbitraire et l’anarchie de nos chefs d’État?

Opter pour une nouvelle Constitution mieux conforme à nos réalités et nos habitudes, cela veut dire quoi?

Cette analyse ne résiste pas à l’approche sociologique du droit. Le droit peut avoir n’importe quel contenu : aucun comportement humain n’étant pas lui-même inapte à devenir l’objet d’une norme juridique. La validité d’une telle norme n’est pas affectée par le fait que son contenu se trouverait en opposition avec une tradition, une habitude, une valeur quelconque, morale ou autre.

Il s’ensuit donc qu’il n’y a pas une prédisposition des Haïtiens et des Haïtiennes à accepter un type de régime plutôt qu’un autre. C’est aberrant de dire que le régime présidentiel est plus conforme à nos traditions et notre culture que le régime parlementaire. Cette thèse n’est pas fondée au point de vue historique. Haïti a fait l’expérience de tous les régimes politiques: monarchie, empire, régime présidentiel, dictature, quel est donc le bilan en termes de progrès démocratique, économique et social ?

Enfin de compte, une dernière catégorie de professeurs de droit, politologues, sociologues pensent qu’à défaut d’un changement de régime, il faut rationner le régime politique haïtien pour répondre au déséquilibre dans les relations entre pouvoir exécutif et législatif qui n’est profitable qu’à ce dernier. Ils croient que l’impossibilité pour le président de la République de dissoudre le parlement est un élément qui crée un déséquilibre entre les deux pouvoirs politiques.

Je suis d’un tout autre avis. Pour moi, l’absence du droit de dissolution dans la Constitution de 1987 est un élément de rationalisation du régime politique haïtien. Ce élément constitue une avancée en terme d’État de droit. Car, le droit de dissolution est en dehors des frontières de l’État de droit : il trahit un principe témoin de l’État de droit qui est celui de l’égalité politique. Car notre système politique est d’abord un système reposé sur les partis. Comment peut-on laisser au président de la République issu d’un parti le droit de dissoudre le parlement, lequel est composé de partis politiques de différentes tendances ? La Constitution haïtienne, en son article 58, fait chacun des pouvoirs de l’État dépositaire de la souveraineté nationale. Chacun d’entre eux ne détient une portion de souveraineté plus élevée que d’autres. C’est la plus grande mise en garde de la Constitution de 1987. Elle a est ainsi conçue de manière à ce qu’aucun des pouvoirs ne confisque qu’à lui seul la souveraineté nationale.

Comment peut-on soutenir que le régime politique haïtien n’est pas rationalisé. Qu’entendons par rationaliser ?

Rationaliser la loi, c’est d’abord trouver une raison à la loi. Il va sans dire qu’il n’y a pas de loi sans une base factuelle. De même qu’on ne peut pas élaborer une constitution dans un vide factuel. Une loi ou une constitution vient pour résoudre un problème. La Constitution française de 1958 était venue pour résoudre les problèmes de gouvernance en France, celle de 1987 pour résoudre ceux d’Haïti.

Comment la Constitution de 1987 peut-elle être irrationnelle par rapport à celle de France, de l’Allemagne, ou encore du Canada ? N’est-il pas juridiquement impropre d’ériger la rationalité française ou allemande comme juge de la rationalité haïtienne ? Il y a là dans ce discours dominant une confusion entre la rationalité et l’irrationalité. La rationalité haïtienne, c’est notre passé, notre héritage lourd à transformer et à faire évoluer. Ne pas tenir compte de ces faits objectifs, c’est admettre l’irrationalité du réel. Ce réel avait constitué la base factuelle dans l’aménagement des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif. Comment peut-on faire table rase de ces faits objectifs lesquels constituent les raisons de notre Constitution pour aller chercher une autre rationalité qui lui est étrangère ? Il me semble que notre charte fondamentale est victime de la circulation massive des fausses informations catégoriquement assénées par des gouvernants qui ne connaissent pas notre Loi-mère mais à qui l’on a donné le pouvoir de la faire appliquer.

Je note que la Constitution de 1987 a donné une forme particulière aux pouvoirs de l’État afin de permettre à la société de gérer ses problèmes de gouvernance politique. Il n’y a pas de déséquilibre entre les deux pouvoirs politiques légitimes de la démocratie. Il y a certes dans la Constitution de 1987 la gestion historique d’un problème de pouvoir caractérisé par l’arbitraire et l’anarchie de nos chefs d’État. Malheureusement, rares sont les juristes qui parlent un langage historique du droit. Cette méconnaissance de l’histoire du droit constitutionnel haïtien est un réel obstacle à la connaissance du droit et la connaissance réelle, tout court. Transformer les faits objectifs en droit, prendre position sur le vécu, voilà ce qui constitue la rationalité de la loi, la vérité de la loi. Cette vérité n’est pas universelle. Elle est contextuelle, locale et culturelle. Ce dont nous avons besoin, c’est d’abord d’être affranchis de certains concepts, comme rationalité, déséquilibre, idées que nous entendons, que nous répétons sans relation avec les faits qui font de nous de petits intellectuels complexés, aliénés, incapables de produire une réflexion qui soit à la fois scientifique, humaine et respectueuse.

À la lumière des précédentes considérations et des récents développements politiques, on se demande à quoi bon de dénoncer le duvaliérisme qui avait instauré pendant 29 ans un régime totalitaire en Haïti si, aujourd’hui, sous le couvert de la démocratie, des intellectuels investissent la même énergie, la même rigueur intellectuelle pour cacher les dessous d’un projet anti-démocratique, totalitaire et anti-populaire ?

En Haïti, lorsqu’on parle de constitution, on parle de luttes de classe et de pouvoir. Le pays entier doit se rappeler que l’une des conséquences de la réforme constitutionnelle de Préval à la suite des travaux du politologue Carry Hector et de l’historien Claude Moïse a été l’abrogation d’une disposition constitutionnelle qui avait donné le pouvoir aux assemblés départementales du peuple de participer au choix des membres du Conseil électoral permanent. De même qu’aujourd’hui, non seulement les assemblées territoriales ne sont pas constituées, mais on a occulté les attributions dévolues à ces dernières dans les choix de certains membres de l’appareil judiciaire, notamment les juges.

Bien que l’amendement de la Constitution de 1987 nous paraisse comme une nécessité, nous devons rappeler aux décideurs des pouvoirs publics l’importance de respecter la procédure d’amendement qu’elle a tracée. Cette initiative présidentielle, si elle consommée, va nous plonger dans une insécurité juridique permanente. Toute insécurité juridique est synonyme de chaos.

Alors quelle est la meilleure Constitution pour Haïti ? Ce n’est pas celle qui est conforme à notre passé, notre mentalité et nos coutumes, comme l’a écrit Madame Manigat : la meilleure est celle qui est capable de garantir la démocratie, la bonne gouvernance, l’État de droit et les droits de l’homme comme finalité de l’histoire. Il me semble que la Constitution de 1987 répond à ces critères. Il n’empêche qu’un travail de reformulation est nécessaire pour la débarrasser de certaines confusions, ambiguïtés et contradictions. Sous cet aspect précis, les travaux de Mirlande Manigat sont remarquables et méritent d’être considérés dans le travail de toilettage de la Constitution que j’ai souligné plus haut.

Il est admis aujourd’hui qu’une bonne Charte fondamentale est celle qui est capable d’amener la croissance économique, favoriser les échanges et le progrès social.

Ce n’est pas la Constitution de 1987, avec toutes ses lacunes à corriger, qui pose problème : il existe chez nous, une absence de mentalité légaliste. Cette absence de l’ordre qui se traduit par un refus des règles est synonyme de chaos et l’anarchie. Ce chaos crée la pauvreté. Qui va venir investir dans un pays ou règnent le désordre, l’anarchie des groupes privés ?

Le refus d’accepter la règle est la cause de notre sous-développement. Il freine la croissance économique et annule la possibilité de créer des emplois. Quand, dans une société de consommation, le revenu n’est pas capable d’assurer la reproduction de la force du travail, ne permet pas d’acheter les biens et les services, il y a pauvreté et misère. Pauvreté et misère sont les terres fertiles pour faire accroître la violence et le chaos. Donc, quelle est la meilleure constitution pour Haïti? Régime présidentiel ou parlementaire? Le débat n’est pas là : il y a chez nous une incapacité d’imposer la démocratie. L’État de droit représente une menace pour des élites habituées à une société sans règles où dominent les affaires louches. Il faut un État qui a le pouvoir de réguler l’État de droit. Pour certains, l’État de droit paraît néfaste pour ceux qui veulent imposer leurs lois dans tous les domaines : politique et économique.

Donc, il y a deux dangers qui menacent Haïti : le désordre et l’ordre. Il y a là une démarche en cours du pouvoir, soutenue par la communauté internationale, qui veut réguler le désordre sous la forme de l’imposition d’un non État totalitaire, donc, une démocratie totalement réduite, à travers une nouvelle Constitution où les libertés, la démocratie, les principes de la bonne gouvernance et de l’État de droit sont bannis.

D’un autre côté, il y a la nécessité de faire régner ordre véritable, et cet ordre constitue une menace pour les oligarchies. Malgré tout, le changement s’impose. La Constitution doit être un système d’amélioration continue. Aucune œuvre humaine n’est parfaite et la Constitution de 1987 ne saurait l’être. Les changements doivent être en adéquation aux défis, aux mutations, bref aux nouvelles réalités. On n’a pas besoin d’un changement qui risque de donner des problèmes additionnels. Le gouvernement actuel avait eu le temps de modifier le texte constitutionnel. Aujourd’hui, il n’est pas dans le temps et il ne peut intervenir dans un temps qui n’est pas le sien. Par calcul politique, il a gaspillé son temps. Toute intervention de l’exécutif en dehors des articles 282 et suivants doit être considérée comme irrégulière. Des modifications, aussi petites ou grandes et quels qu’en soient leurs portées juridiques ou politiques, si elles avaient été opérées, auraient pu avoir un impact réel sur la gouvernance du pays.

Au-delà du droit, il y a autre chose : un pays qui meurt. Il y a donc l’urgence d’un partenariat des hommes et des femmes de bien dans une perspective de refondation de la République. Cette conférence ne peut pas répondre à tous les problèmes d’Haïti de même que le droit n’a pas de solution à tous les maux de la société. Mon intervention, loin d’être une entreprise déstabilisatrice, se veut une contribution au débat constitutionnel actuellement en cours dans notre pays. Mon approche s’efforce, à la lumière de la science, de relever les désaccords profonds sur les justifications apportées pour mettre de côté le texte de 1987. Je sais qu’une fois encore, je vais déplaire, choquer même. « Déplaire », non pas dans le sens de faire table rase de tout ce qui a été dit mais de déconstruire pour mieux construire. « Déplaire » n’a jamais été un langage poétique, pour répondre à une critique, mais un exercice de dévoilement d’une réalité à l’œuvre.

En fin de compte, cette analyse s’adresse autant aux politiciens qu’aux juristes haïtiens. Elle invite précisément la communauté juridique à une ouverture d’esprit que nous croyons essentielle pour la vigueur du débat scientifique dans notre communauté. Merci de votre attention !

Me Sonet Saint-Louis, av.
Diplômé en philosophie (École Normale Supérieure)
Doctorant en droit, Université du Québec à Montréal
Professeur de droit constitutionnel Université d’État d’Haïti.